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Le jeu et l’émancipation

Le jeu, une occupation neutre ?

L’émancipation interroge les relations sociales, la place de l’individu et du groupe et les mécanismes de domination et d’interrelations. Peu considéré dans « le combat » pour l’émancipation, le jeu offre des passerelles discrètes et de puissants leviers de conscientisation et d’action, si l’on en mesure la portée. La place du jeu et le type de jeux joués – ou non joués – sont souvent signifiants, et parlent de nos valeurs individuelles et des constructions sociales. Les sociétés traditionnelles privilégient une offre genrée de jeux, qui préparent les enfants à leur future place, en mêlant éducation et jeu ; les jeux spontanés et les jeux à règles sont largement marqués par le milieu social des individus, et la rareté de l’offre ludique structurée1. Les jeux pour adultes reproduisent ces stéréotypes sociaux, et l’éventuel mépris associé.

Dans les sociétés contemporaines, marquées par les « Droits de l’enfant », l’individualisme, la redéfinition de la famille, les loisirs de masse, le consumérisme, le chômage, l’influence de la technologie et une tendance croissante à la « gamification2 », la question du genre et celle de la finalité « éducative » du jeu demeurent objets de remises en cause et de tensions parfois vives au nom de l’émancipation. De nombreux autres paramètres contribuent à différencier les pratiques ludiques et à enrichir et complexifier les questionnements. Nous vivons une cohabitation entre des représentations et des mécanismes ancrés et inconsciemment reproduits et une révolution du monde du jeu, assise sur les apports des recherches scientifiques, l’innovation conceptuelle et technique, le développement de la parentalité positive, la réflexion sur l’écologie et le gaspillage, le militantisme de certains acteurs en faveur du jeu ou de certains types de jeux3… et la transformation économique du secteur qui considère l’univers du jeu comme une marchandise comme une autre.

Si l’intérêt du jeu est aujourd’hui admis dans de larges milieux, la conscience des impacts du jeu ne sont pas toujours clairs. La société ultra-connectée gamifiée transforme notre environnement en jeu envahissant4 et en « serious games » : tout est prétexte à jouer5 et / ou à apprendre6. Mais comme dans tout secteur en plein essor, il existe des intérêts radicalement divergents.

Consommation VS émancipation ?

Pour certains, tout est commerce, et le jeu n’est qu’un business : chaque succès7 est décliné en figurines, jeux vidéos, costumes et autres produits dérivés ; les marques qui éditent les grands jeux classiques reprennent les licences8 et s’adaptent à la mode du jour. Les Chambres de commerce et d’industrie déclinent des versions locales du Monopoly, pendant que les étudiant-e-s des écoles de commerce travaillent sur l’attractivité ludique des produits. Les diverses Collectivités territoriales et les Institutions éditent de pseudo-jeux pour communiquer, suivant les préceptes du marketing…

Pour d’autres acteurs, le jeu constitue une manière différente d’appréhender le monde et les relations à soi et aux autres, et de générer d’autres possibles : espaces d’imaginaires libres et réenchantés, coupés du poids normatif du quotidien et des interdits sociaux ; exploration de relations humaines différentes ; questionnement de nos rapports aux apprentissages ; intégration d’un plaisir « gratuit » dans notre vie individuelle et collective ; expérimentation et développement de compétences avec un droit à l’échec ; possibilité d’une créativité épanouie ; etc.

Entre individualisme et recherche de collectif ; surabondance de jeux et de jouets et sobriété ; peur de l’addiction aux écrans9 et volonté de partage et de liens ; apprentissage et « jeu pour le jeu » ; vie familiale et vie professionnelle… le jeu se transforme en enjeux visibles, et brouille certains repères, quitte à générer des peurs et des incompréhensions10.

Jeux et émancipation

Les jeux ne sont pas neutres, et véhiculent valeurs et modes relationnels… Alors la question est simple : que voulons-nous vivre ? D’autres questions en découlent : que savons-nous de l’univers ludique ? Qu’est-ce qui est important pour nous ? Quels jeux sont adaptés à ce dont nous avons besoin et à ce que nous désirons ? Quels sont les contraintes et les conditionnements ? Le jeu est-il « gratuit » ou a-t-il une finalité plus ou moins cachée ? Vers quoi nous orienter ?

Quelques pistes de réflexion personnelle, sur le chemin de l’émancipation

Clarifier nos intentions et choisir un jeu

Il existe de très nombreuses sortes de jeux, avec ou sans matériel. Chaque jeu peut être ou non adapté, et dépend du moment, de l’ambiance, du niveau de difficulté voulu, de qui joue, de ce que l’on souhaite vivre, d’éventuels enjeux spécifiques, du temps disponible, du mécanisme ludique préféré… Choisir un jeu peut se faire de manière instinctive ou réfléchie.

Jeux avec règles ou jeux sans règle

Les jeux ne nécessitent pas toujours de matériel. La plupart des jeux spontanés se font avec ce qui se trouve à portée de main, ou tout simplement avec du contact ; les règles émergent des joueurs-euses. De ce fait, un environnement riche favorise la possibilité du jeu libre, sans matériel spécifique11. Les jeux à règles sont plus cadrés, puisque c’est le jeu qui indique la manière de jouer12. Plus la règle est cadrée et plus le jouet est défini dans son usage, plus cela limite l’imaginaire.

Jeux genrés

Malgré certaines avancées, les représentations de ce qui serait « jeux pour garçons » et « jeux pour filles » restent ancrées dans beaucoup de milieux, souvent de manière inconsciente. De nombreuses études ont été éditées sur cette différenciation qui existe dès la naissance et ses impacts.

Jeux écolos ou jeux « made in China »

Une très grosse majorité des jeux de société sont édités en Chine ou dans d’autres pays à bas coûts de production. C’est une réalité commerciale inhérente au fonctionnement du système capitaliste. Quelques marques se spécialisent dans les jeux « écolos » ou / et les jeux produits localement. Il est toujours possible de construire ses propres jeux et jouets, en tenant compte du copyright13.

Jeux ou outils éducatifs

Pour EnVies EnJeux, un jeu est d’abord là pour procurer du plaisir partagé aux personnes qui jouent. Ils peuvent servir d’outils éducatifs dans certaines conditions particulières et avec une compréhension claire du détournement14 et de la finalité poursuivie. Les « jeux éducatifs » que l’on trouve dans les écoles et dans les familles se servent du prétexte ludique pour masquer (ou non) un objectif d’apprentissage, qui est important pour celui ou celle qui achète le jeu. La question est donc de savoir si ces jeux servent à partager du temps de qualité ou à développer des compétences chez les joueurs-euses15.

Jeux à message ou jeux sans message

Il existe de plus en plus de jeux à message, ou jeux à thèmes. Défense de l’environnement, solidarité, apprentissage, etc. Certains sont de vrais jeux, avec des mécanismes ludiques riches et intéressants. D’autres sont des cours déguisés, et la dimension « jeu » est secondaire, avec le risque d’ennuyer rapidement les participant-e-s.

Gamification et jeux en entreprise

De plus en plus d’entreprises organisent pour leurs salarié-e-s des formations, des séminaires, des journées de « team building », etc. autour du jeu (grands jeux de groupe, laser games, jeux de collaboration ou de coopération, jeux en bois, etc.). Cela concerne soit la récompense d’une partie de l’équipe, soit une volonté de travailler sur les relations dans l’espoir de plus de solidarité dans l’équipe, soit une volonté de renforcer l’esprit d’entreprise et la productivité.

Jeux en famille

Le développement du soutien à la parentalité et de la parentalité positive prennent racine dans le progrès des neurosciences, dans le soutien des Pouvoirs publics16 aux projets, et dans la diffusion d’ouvrages, de formations, de stages et de pratiques auprès des professionnel-le-s et du grand public. Les jeux sont valorisés, et leur capacité à renforcer les relations au sein de la famille est démontrée. Les jeux de coopération favorisent le processus relationnel.

Joueurs-euses occasionnel-le-s ou gamers

Il existe de vraies différences dans leurs attentes. Le jeu dispose de ses univers, de ses codes, de sa grammaire, de ses références… Que ce soit dans les jeux vidéos, dans les jeux grandeur nature ou dans les jeux de société, une culture riche existe et mérite d’être explorée. Les préjugés prennent parfois le pas sur la capacité d’écoute et d’empathie, et dans l’autre sens, il est parfois simple de fermer la porte aux néophytes. Comment se rencontrer et éviter les exclusions mutuelles, et de reproduire les mécanismes habituels ?

Jeux de compétition ou jeux de coopération

Les jeux d’affrontement17 sont surtout intéressants entre personnes de niveau équivalent, si l’objectif est bien de prendre plaisir au jeu18. Les joueurs-euses s’opposent sur des compétences particulières, ce qui génère de la comparaison et de l’évaluation, avec un classement de fait. Si les joueurs-euses entretiennent des relations harmonieuses, cela ne pose pas de problème, et l’affrontement dans le domaine de l’imaginaire permet le défoulement et la reconnaissance des capacités différentes à un moment donné sur un type de jeu donné. Si ce qui compte pour les joueurs-euses c’est de gagner absolument, les jeux de compétition peuvent dériver sur une remise en cause de l’estime de soi, des capacités des autres, avec des mécaniques de rejet19. Dans les jeux de compétition, l’attention portée à la relation peut donc être secondaire, avec des risques.

Il est donc important d’en avoir conscience. Les jeux de coopération sont fondés sur l’entraide et la solidarité des joueurs-euses, qui doivent ensemble résister à une contrainte ou atteindre un même objectif en s’organisant. L’idée est de mutualiser les gains et les pertes, et de réfléchir à la manière d’intégrer les compétences de chacun-e pour se partager l’action, en définissant ensemble la stratégie. La façon dont le groupe se parle, négocie, réfléchit en associant ou non chaque personne, et finalement décide détermine souvent la réussite ou l’échec de la partie. La mécanique du jeu a donc tendance à mettre en évidence le fonctionnement relationnel du groupe, et les éventuels dysfonctionnements20. Réfléchir à la manière de « jouer ensemble » et de communiquer est ici une ouverture sur nos relations générales, à la maison, au travail, entre ami-e-s ou entre voisin-e-s…

En guise de conclusion

Le jeu est présent dans nos vies, dès notre plus tendre enfance, et contribue fortement à forger notre représentation du monde, de ce qui se fait ou ne se fait pas, de la manière d’être en relation… Il est partout aujourd’hui, jusqu’à conditionner notre consommation, et notre image de nous-mêmes et des autres. Le jeu est un élément majeur de construction de la personne et des rapports de groupe, mais il demeure suspect de provoquer des addictions21 et de perturber les activités sérieuses. Longtemps illégitime, il a gagné ses galons, mais de nombreuses étiquettes prétendent catégoriser les individus en fonction des jeux auxquels ils jouent.

L’émancipation est un combat historique qui emprunte mille voix parallèles, avec des avancées et des reculs. Ce qui relève d’une émancipation dépendant du point de vue idéologique retenu. Chaque jeu est une goutte d’eau dans ce processus, mais l’ensemble des jeux auxquels nous jouons forment un ruisseau parmi d’autres… qui irrigue lui-aussi la société et ses tumultes.

Notre sélection de jeux pour nous, notre famille et nos ami-e-s ainsi le temps que nous passons véritablement à jouer22 peuvent être effectués en conscience, selon ce qui nous semble souhaitable et juste, ou peuvent relever de conditionnements et d’habitudes.

Alors, et si l’émancipation commençait
dans la sphère ludique ?

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1. La littérature est riche de descriptions de jeux en milieu paysan, en milieu ouvrier, et de jeux plus élitistes pratiqués dans la noblesse et la bourgeoisie.

2. Néologisme qui se développe depuis quelques années, et qui désigne l’élargissement de la sphère ludique à d’autres secteurs plus « sérieux », déconnectés de l’enfance, via les nouvelles technologies numériques.

3. Toutes ces démarches ne vont pas nécessairement dans le même sens, mais contribuent à légitimer « le jeu pour le jeu » ou le jeu comme « outil » auprès des professionnels comme du grand public.

4. Le jeu s’impose à nous plus que nous choisissons de jouer, en différenciant la sphère du réel et celle du jeu… fictif.

5. Gratter et cumuler des points au supermarché ; répondre à des quiz ; télécharger des applications ; etc.

6. Mais qui décide de ce que nous devons apprendre ? Sommes-nous dans une stratégie d’émancipation en jouant au jeu de société « Le jeu du logo et des marques » ?

7. Voire les innombrables jeux de société qui reprennent les jeux à succès de la télévision.

8. Monopoly, Risk, etc. qui éditent des versions « Star Wars » par exemple…

9. L’OMS classera en juin 2018 le « gaming disorder » sur sa 11e liste de Classification internationale des maladies. Ce choix continue à faire débat au sein de la communauté scientifique.

10. Il est frappant de constater à quel point certaines personnes opposent radicalement jeux de société et jeux vidéos, sans concevoir par exemple que les jeux vidéos permettent l’échec sans sanction, et le droit à réessayer pour trouver une solution adéquate… Ce que la société permet rarement. Pourquoi les opposer ?

11. Il est aussi possible d’aménager volontairement un environnement riche.

12. Il est naturellement toujours possible d’adapter une règle, pour la rendre compatible avec ce que l’on souhaite vivre.

13. Les droits de propriété s’appliquent naturellement aux jeux et jouets.

14. Nous animons de l’éducation relationnelle à partir de jeux et d’exercices coopératifs, lors de formations ou d’ateliers.

15. Dans ce cas, avec ou sans leur consentement ? Dans quel objectif et selon quels principes ?

16. Via le Réseau d’écoute, d’appui et d’accompagnement aux parents (REAAP) par exemple.

17. Avec en fin de partie l’existence d’un-e ou plusieurs gagnant-e-s et un-e ou plusieurs perdant-e-s.

18. Cela peut être différent pour une personne qui souhaite progresser face à quelqu’un-e de « plus fort ».

19. Dans le jeu, les notions de puissance et de capacité sont fondamentales, surtout chez les enfants qui évaluent leurs compétences lors des jeux, et leur place dans le groupe. Cela perdure aussi chez les adultes.

20. Pour certaines personnes, les jeux coopératifs favorisent un « effet leader » qui permet à une personne de prendre le jeu à son compte en disant aux autres que faire. La question est donc : comment coopérer pour intégrer et permettre à chacun-e d’avoir une place reconnue ?

21. Aux jeux d’argent, aux jeux vidéos… à la facilité et à la légèreté dans un autre registre.

22. Seul-e ou avec les autres.

Nicolas Bestard

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